Éloge (littéraire et féministe) du bug

 

Pour les vacances, j’ai lu le récent Éloge du bug, de Marcello Vitali-Rosati ; une lecture dont j’avais hâte, après avoir entendu le chercheur en JE, sur le thème “la pensée est-elle abstraite ?” et avoir parfois discuté avec d’autres dans un contexte de réflexion proche. Pas déçue !

Je ne vais pas vraiment en faire un compte-rendu (le livre est disponible en intégralité sur le site personnel du chercheur) mais je voulais prendre le temps d’un petit essai-billet pour noter des pistes de réflexion qui m’intéressent comme, a priori, les personnes qui passent de temps en temps sur ce carnet. Je propose ici des analogies, quelques ponts, entre pensées du numérique et pensées du genre, en m’adressant à un double public : d’un côté, parler genre aux geeks ; d’un autre, parler numérique aux collègues et camarades “humanistes” (aux littéraires, aux artistes, historien·nes de l’art, etc.) et féministes. Il me semble que ça vaut le coup d’approfondir certains liens, à creuser !

Plan de l’article :

1. Faire bugguer
   • Pour un monde moins straight (à propos d’inutilité)
   • Pour des réflexes matérialistes (à propos d’élitisme)
2. Libertés numériques
   • Pour des lieux à soi (à propos de communs)
   • Pour des engagements situés (à propos de morale)

 

 

I. Faire bugguer

L’ouvrage est très accessible ; il s’agit essentiellement de philosophie dans le cheminement ; peu de passages nécessitent de s’y connaître en informatique pour comprendre (et ils sont toujours très clairement commentés). Cinq chapitres scandent de manière claire les temps de réflexion :

• Chapitre 1 à propos de “l’impératif fonctionnel” qui préside à la plupart de nos usages numériques et qui est une injonction, au fond, surtout capitaliste (c’est à dire liée à une philosophie productiviste et normative, à une optimisation et à une monnétisation du temps, et à des formes multiples d’exploitation) ;
• Chapitre 2 à propos de la notion d’intuitivité : pourquoi dit-on, à tout hasard, qu'”il faut reconnaître qu’Apple, c’est très intuitif” ? (spoiler : parce qu’on y est habitué·e, qu’on a appris, qu’on l’a naturalisé ; ça se déconstruit) ;
• Chapitre 3 à propos des implications matérielles d’usages apparemment immatériels (le stockage sur clouds, la mise en réseau, etc.) ;
• Chapitre 4 sur les bugs, leurs types, leurs mérites, de l’informatique à la bricole ;
• Chapitre 5 sur la manière dont on peut choisir d’habiter le numérique (de s’y créer un lieu à soi, si je traduis en féministe¹).

J’ai aimé le ton à la fois revendicatif et ludique, sérieux et léger. Chaque chapitre part d’une image ou d’un conte permettant d’articuler le propos : de la métamorphose kafkaïenne au bug socratique (parfois, j’ai trouvé que c’était particulièrement brillant, notamment quant à l’épopée du far west dans le troisième chapitre).

 

Pour un monde moins straight (à propos d’inutilité)

En tant qu’universitaire littéraire évoluant globalement dans des milieux très réticents aux sujets numériques², je sais très bien que ce genre de livre est reçu comme extrémiste (comme l’a été l’un des points de départ de l’ouvrage, l’article “Les chercheurs en SHS savent-ils écrire ?”), mais j’insiste donc précisément sur ce point : le ton est surtout ludique. Il me semble que dans cette radicalité, c’est un plaidoyer d’artiste qu’il faut lire, autant qu’un réquisitoire de militant libriste. La conclusion est très claire à cet égard.

Comme plaidoyer d’artiste, ce livre doit parler aux littéraires comme à toustes celles et ceux qui aimeraient bien pouvoir penser un monde moins “straight”³ : moins droit, direct (et hétéropatriarcal), et donc aussi moins “intuitif”, moins “fonctionnel”.

Revendiquer ou espérer cela, c’est difficile ; un geste potentiellement élitiste (on en parle plus bas), mais aussi une forme d’exigence d’autant plus importante qu’en effet, dans la société dans laquelle on vit, “céder” à la facilité, à l’intuitivité, au fonctionnel, ne peut en aucun cas se résumer à une question de paresse ou de simple complaisance. Les forces matérielles qui y poussent sont omniprésentes et archi puissantes, et notre quotidien concret en dépend. Penser ces questions numériques à l’aune de ce qu’on pense en termes queer, ou en termes esthétiques, m’éclaire pour comprendre cette difficulté : s’il est si difficile de “bugguer” dans nos sociétés, peut-être faut-il s’interroger sur les raisons structurelles de cette difficulté, plutôt que renoncer à ce qu’on cherche à travers elle⁴. Lorsqu’on constate la force matérielle de répression inhérente à la “pensée straight”, sur les vies queer, sur les femmes et les personnes minorisées, on ne conclut pas à l’échec et au renoncement (“trop difficile de vivre autrement que selon l’injonction majoritaire, arrêtons d’essayer”) ; notre réaction est plutôt de revendication, de veille, de soin, de valorisation. Demander le droit à cette “difficulté”, ça n’est pas une question de distinction dans ces cas, on le sait très bien : c’est juste une revendication de droits de base à vivre bien.

Pensons à ce que dit Sara Ahmed des implications concrètes des engagements féministes, queer, antiracistes, antivalidistes, etc. dans Living a Feminist Life : les seules choses qui semblent “tomber bien”, rouler toutes seules, sont celles qui sont héritées, pré-pensées pour soi et souvent saturées d’implications idéologiques qui les dépassent et dont on ne veut pas forcément. Corollairement, tout engagement pour défendre un point de vue minoritaire se fait dans la difficulé, le trouble, le heurt — dans le bug⁵. C’est bien pour ça que le livre de Marcello Vitali-Rosati se termine sur l’idée d'”inadapté·es lettré·es” et militant·es : on parle de savoirs tordus, hors cadre, lents et parfois difficiles à acquérir.

Pire : “bugguer”, non seulement c’est difficile mais c’est souvent franchement assez inutile. Je suis, je dois dire, vraiment très fan de la phrase finale du livre, j’y reviens, qui à mon sens résume tout l’enjeu du livre et ce pourquoi il faut qu’on geeke un peu plus, qu’on accepte de bugguer, de refuser (quand on peut) les emprises numériques et injonctions technicistes liberticides, peut-être spécifiquement quand on est littéraire : parce que oui, sans doute, “[t]out cela est une perte de temps” (“[c]omme le sont, en effet, toutes formes de véritable liberté, de pensée et de philosophie”). Ça ne sert à rien de faire de la littérature ; ça ne sert à rien de passer mille ans à créer un préambule LaTeX plutôt qu’à ouvrir Word ; ça ne sert à rien d’essayer de voir si on ne pourrait pas quitter un peu nos smartphones (Apple ou Google), verrouiller l’accès à nos données partout, tenter un peu Linux, éviter les IA et les recherches Google inutiles ; ça ne sert à rien de quitter Twitter pour Mastodon ; hors des GAFAM⁶, on n’y comprend rien, ça “fonctionne” moins bien, beaucoup moins de monde utilise ces plateformes et outils, sans aucun doute on perd du temps.

Personnellement, dans la vie, j’ai dépensé beaucoup d’énergie à me demander à quoi je servais, et à quoi faire des études littéraires, lire, chercher, pouvait bien servir. C’est un sujet sociologiquement situé sans doute : peut-être que si je n’étais pas une petite bourgeoise parvenue typique (au sens bourdieusien), je me serais moins posé la question⁷. En tout cas je me la suis posée parce qu’on me la posait : à quoi tu sers ? D’un côté : est-ce qu’il n’y a pas des choses plus concrètes à faire dans la vie (guérir des gens, éteindre des feux, rapporter de l’argent, etc.). D’un autre côté : est-ce que ce n’est pas politiquement insupportable que des personnes s’octroient le droit d’être payées pour bouquiner ad vitam aeternam ? Bon, pour l’aspect sociologique et politique de la question, je continue parfois de me demander ; pour l’aspect pragmatique en revanche j’ai arrêté, vaccinée lorsque j’ai travaillé en communication avant de passer les concours de l’enseignement, en observant de bien près la supercherie de tout ce dispositif utilitariste : c’est-à-dire que ce que l’on dit “utile” est quand même un peu trop souvent humainement au mieux inutile, au pire anti-utile (selon pour qui et quoi on bosse) ; à tout prendre, en fait, on n’est franchement pas moins “utiles” que les autres quand on fait de la littérature.

Je m’égare, pardon, mais pour dire : l’expérience fait que, désormais, je revendique pas mal notre “inutilité” de littéraires ; parfois de mauvaise foi, en arguant qu’elle serait en fait un genre de “plus grande utilité de fond” (l’humanisme, la recherche fonda, tout ça), ou juste en assumant que notre signification collective est peut-être juste de rappeler que tout ne se monnaie pas, et qu’un monde “utile” est un monde triste dans lequel personne n’a vraiment envie de vivre.

Donc là, l’éloge du bug qui passe par l’idée que oui, on peut, voire on doit, assumer que les choses ne fonctionnent pas, qu’on perdra du temps, en effet, à flâner, à bidouiller quelque part, à mettre de nous dans une recherche peut-être inutile, à exister d’une manière qui ne répond pas vraiment aux exigences de celles et ceux qui nous entourent, plutôt qu’à foncer sur l’autoroute des trucs tout prêts pensés à notre place, j’aime.

 

Pour des réflexes matérialistes (à propos d’élitisme)

Dans le livre, Marcello Vitali-Rosati revient régulièrement sur l’accusation d’élitisme dont il est la cible lorsqu’il défend des usages numériques critiques des GAFAM.

Elle est sans doute à prendre au sérieux. Répondre “t’as qu’à passer sous Linux, Windows c’est nul” à un·e utilisateurice en galère — et le répondre en masse, comme on le voit parfois sur les réseaux —, ça n’est pas toujours très malin⁸ ; c’est souvent peut-être une forme de snobisme en effet. Souvent genrée par-dessus le marché. Moi-même, je suis souvent blasée d’évoluer en milieux ultra-majoritairement (cis)féminins côté féministe, ultra-majoritairement (cis)masculins côté geek ; et sans mentir, les purismes numériques sonnent souvent, de ce point de vue, comme des injonctions et des quêtes d’exploits quasi virilistes. Certains passages du chapitre 2, sur l’analogie smartphone/génie de la lampe, m’ont chiffonnée : j’ai trouvé qu’on risquait quand même de tomber un peu vite dans le ton “les gens sont cons”.

Outre ce que j’en ai déjà dit plus haut, cette accusation d’élitisme m’intéresse dans la mesure où elle parle encore de littérature (ou d’histoire de l’art, ou de cinéma, ou de philosophie, enfin : d’humanités). Les critiques qu’on nous adresse, aux littéraires, sont plus ou moins les mêmes : il y a le soupçon que le choix de certains goûts difficiles, ou érudits, ou rares, relève plutôt d’un souci de distinction que d’un sincère questionnement esthétique, technique ou politique… Et s’il me paraît nécessaire d’être vigilant·es envers ces formes de distinction qu’on peut produire, en tant qu’enseignante il me semble aussi que pourtant, ça a du sens aussi de donner accès à des œuvres et à des questions qui ne sont pas forcément “intuitives” ou très accessibles au départ (et inversement : au global, de faire communiquer différentes strates et lieux culturels). Donner accès ce n’est pas en soi de la condescendance, les questions handies nous l’apprennent aussi dans d’autres contextes, ça peut être une question de savoir vivre élémentaire. Il me semble donc qu’on ne peut pas juste céder à l’accusation d’élitisme, qu’on doit trier entre ce qui relève effectivement d’un snobisme déplacé, et ce qui tient plutôt d’un travail nécessaire.

En tout cas, la défense de Vitali-Rosati, sur ce point, tient en quelques réponses. D’abord et surtout, il ouvre une réflexion très intéressante sur la notion d’espace. Je renvoie à sa lecture directement sur ce point, ce sont des éléments que j’ai trouvé particulièrement pertinents ; il revient notamment à Habermas et aux critiques et dépassements qui en ont été faits, aux logiques “bourgeoises” qui prévalent souvent lorsqu’on parle d’espace public.

Ensuite, les propositions qu’il formule sont de la matière à penser, pas des obligations politiques et morales qu’il nous assènerait. La frontière est floue, peut-être. Pour moi, on est proche de la situation des végétarien·nes et végan·es en contexte carniste : quelqu’un·e est là qui donne de la matière à penser et qui a fait ses propres choix moraux, qui n’impose généralement rien à personne, mais qui agace parfois prodigieusement pourtant son entourage par le simple fait d’être là, donnant l’impression de se poser en juge, snob, bobo, insupportable. Qu’iel soit réellement casse-pieds ou simplement présent·e ne change rien, le vrai fond de l’affaire c’est toujours qu’iel empêche qu’on puisse continuer sereinement de manger sans se poser de questions.

Une autre comparaison, pour le même propos : voyons le langage dit inclusif⁹. Insupportables, ces personnes bien-pensantes qui saturent leurs mails et billets de points médians, de néologismes, de pronoms improbables à l’orthographe désagréable ; on ne s’y retrouve même plus, la syntaxe est désarticulée, le fil des phrases perturbé par trop d’interruptions typographiques. Ouais : c’est un langage qui buggue. Il oblige à voir qu’il y avait des impensés dans le code de la langue, des trucs programmés pour ne fonctionner qu’au masculin ; il est déplaisant de s’en rendre compte, et cela implique de changer potentiellement profondément le code ; oui, désagréable.

Le geste produit est celui d’une mise en désordre, du bug : personne pratiquant l’écriture dite inclusive ne prétend en donner les règles, se tenir en surplomb, proposer une solution “meilleure” et généralisable à tout le monde en tous contextes. Le bug ne se présente ni comme “meilleur” ni même comme “bon”, c’est un bug : il fonctionne surtout comme un révélateur, comme un déclencheur de dynamique à penser.

Une autre réponse de Vitali-Rosati à la question d’un potentiel purisme élitiste de ses propositions consiste à renverser l’accusation de violence sociale. Si on remet les pendules à l’heure : les GAFAM sont les monopoles capitalistes qui fondent leur richesse sur l’exploitation de nos données, usages, soumissions diverses, complaisances politiques d’occidentaux·ales. Certes, comme on sait, “on vit dans une société” et, en 2024 en France, il apparaît impossible d’être intégré·e socialement, ou même de prendre les loisirs auxquels on a droit, de se soigner, de se cultiver, sans disposer de smartphones ou de PC/Mac (donc, concrètement, sans Google, Apple ou Microsoft, et sans s’appuyer sur un système mondialisé d’exploitation environnementale et humaine). Mais il y a quand même des prises de conscience à faire et à entretenir et des choix à opérer, selon les situations ; ne pas avoir le choix de se soumettre aux pressions, parfois, n’implique pas qu’on ne puisse jamais résister, et surtout pas qu’on doive arrêter de se demander où et quand on le pourrait.

Vitali-Rosati, en revenant notamment sur l’histoire féminine de l’informatique, qu’il ouvre à une réflexion générale sur la répartition symbolique et sexiste des valeurs entre matérialité (affaires de corps, de câbles, de gestes complexes et divers, d’apprentissages) et immatérialité (affaires d’esprit, de clouds, de swipes faussement intuitifs), rappelle efficacement cela : on ne parle pas de questions abstraites, on est des personnes en jeu, à travers le monde, et on est des organisations sociales à protéger.

J’ajoute donc ceci : en numérique, comme en féminisme, comme en politique en général, on peut être libéral·e, on peut être matérialiste¹⁰. Les féministes dans la salle le reconnaîtront : les matérialistes sont vite accusé·es d’élitisme, dans ce domaine comme dans les autres ; mais par qui, et pour quoi ?

 

II. Libertés numériques

Bon, et pourtant, il reste comme insurmontable le constat que tout le monde n’a pas le luxe de pouvoir “perdre du temps” à des bricolages de geeks (et, en contexte universitaire, je pense notamment à la grande masse des précaires, pour qui c’est majoritairement une évidence), il y a d’autres priorités. En fait, oui. Le monde des choix politiques et moraux est bien vaste, on ne peut pas tout faire, tout dépend des situations, on n’atteint jamais aucune forme de pureté puisque en prenant certains partis on en délaisse d’autres, bref, on arbitre des choix d’un côté, on n’a pas toujours la possibilité d’en faire pour tout, d’un autre.

Quelque chose est certain quand on parle réflexivité numérique et geekeries anti-GAFAM, c’est que tout cela relève du “choix éclairé d’une personne très compétente”¹¹ et aussi, c’est évidemment lié, pas mal “privilégiée”¹². Une forme spécialement numérique de “liberté” (à savoir la maîtrise de cultures libristes : on parle de codes, de logiciels, de programmes ouverts et appropriables par tout un·e chacun·e) semble étroitement en dépendre.

Je crois qu’il est assez inutile de nier ça, mais ce qui m’intéresse alors, c’est ce que devient la question morale : est-ce qu’elle disparaît dans le relativisme ?

 

Pour des lieux à soi (à propos de communs)

Dans l’Éloge du bug, si je ne déforme pas trop le propos, ce constat de privilège et de sur-compétence du “libre” ouvre à une injonction politique au “commun”. C’est un point qui m’a particulièrement intéressée, d’abord bêtement parce que je ne fais pas toujours bien la distinction, en culture numérique, entre ouvert, libre et commun (ça m’a remis les idées au clair), mais aussi justement parce que j’y vois des questions d’engagement qui m’intéressent au plus haut point d’un point de vue politique “engagé” à gauche, féministe et queer (et littéraire).

Du côté des questions numériques, le commun dépasse le libre, tel que le présente Marcello Vitali-Rosati, en s’appuyant sur les travaux de Sébastien Broca et d’Aurélien Berlan :

La notion de “commun” ne fait pas seulement référence au fait qu’un bien est accessible à tout le monde, mais elle insiste sur l’aspect collectif de la production, de la jouissance et de la gouvernance de ces biens. De cette manière, la notion de commun prend également en compte l’ensemble des facteurs et des situations sociales et économiques permettant de produire et de distribuer ce qui est commun. Dans le cas des technologies numériques, cette approche permet de s’interroger non seulement sur la liberté d’accéder au code et de le modifier [Aurore : ça, en gros, c’est le libre], mais aussi sur l’ensemble des conditions de la production de ce code, sur les modèles économiques, sur les enjeux sociaux […]

La notion de commun nous invite à prendre au sérieux la nécessité d’une dimension collective, la même qui émergeait dans notre discussion sur les espaces publics. La question n’est pas seulement — ni principalement — celle des libertés individuelles. Il s’agit plus précisément d’imaginer comment faire émerger une série de lieux publics, chacun pouvant être le lieu d’une communauté ou d’un collectif particulier, portant ses visions du monde, ses besoins, ses valeurs, sa culture et son histoire.

Les collectifs peuvent partager des intérêts et des objectifs qui les guideront dans le développement, l’adaptation et l’appropriation d’environnements et de technologies numériques qui seront ensuite les leurs : les formes de contribution, les modes d’évolution de ces environnements, les règles de gouvernance pourront et devront être établis par les collectifs eux-mêmes.

De cette manière, on réalise dans une certaine mesure l’idée de liberté comme autonomie […]. Les communautés qui s’engagent dans la production d’environnements numériques libres en tant que biens communs se libèrent de la dépendance des grandes entreprises et développent une autonomie qui n’est pas le rêve individualiste consistant à se débrouiller tout·e seul·e, mais la reconstruction d’”interdépendances personnelles permettant de desserrer l’étau des dépendances anonymes.”¹³.

L’urgence de réflexions communes est là. En domaine féministe, on reçoit les échos d’endroits où plane la menace que les applications de tracking des règles, voire les discussions sur les réseaux sociaux, servent à dénoncer les personnes qui avortent ; de nombreux collectifs insistent sur la nécessité de déployer des infrastructures informatiques spécialement autonomes et protégées. Moins dramatique, mais pour poser la question autrement : en domaine universitaire, on pourrait aussi être bien avisé d’apprendre à nos étudiant·es¹⁴ à écrire en texte pur, en markdown, en LaTeX, ou même simplement sur LibreOffice, plutôt que sur Word, dans la simple mesure où Word coûte une fortune d’abord (qui paie les licences ? surtout, qui y a intérêt exactement ?), et où l’apprentissage a-critique de l’écriture sur un tel logiciel freine ensuite la prise d’autonomie, habitue à de fausses “intuitivités”, encourage la passivité ; même question pour Zoom vs. Jitsi ou BigBlueButton (Marcello Vitali-Rosati en parle très bien) ; ce qu’on enseigne, simplement en laissant faire et en estimant que ces questions ne sont pas de notre ressort, c’est la dépendance, et ce qu’on encourage sur le fond, c’est le monopole et le productivisme capitaliste¹⁵.

Cultiver un espace numérique à soi : l’idée, proposée par Marcello Vitali-Rosati, me fait penser à Virginia Woolf, mais aussi à Sara Ahmed. Puisque celleux qui bugguent, en société, ce sont aussi les personnes et les corps que l’espace social handicape : une personne en fauteuil coincée sur un trottoir derrière une voiture mal garée, ou devant la porte d’une boutique sans rampe d’accès, une personne sourde butant sur le coup de fil obligatoire d’une procédure de réclamation ou d’identification bancaire, etc. Si les corps “maladroits”, comme rappellent les militant·es handi·es et Ahmed avec son prisme spécifiquement queer, sont surtout ceux à qui l’on demande de s’adapter à un espace qui n’a pas été conçu pour eux au départ¹⁶, alors le bug non seulement révèle une matrice validiste, il peut aussi engager à renverser le code initial en cultivant un autre espace, fait exprès dès le départ, sur mesure, accessible, et qui permette de mieux prendre soin.

Cela implique en même temps d’insister sur l’idée qu’on est ensemble et que les intérêts et compétences des un·es peuvent être mise à disposition des autres, dès lors qu’on partage les mêmes objectifs. Ahmed parle d’une “éthique queer” ou d’une “éthique handie”, on pourrait parler ici non seulement d’un éloge du bug, mais d’une éthique du bug.

Ça suppose bien que tout le monde ne soit pas obligé·e d’un coup de devenir méga-geek pour être “bon·ne féministe”, “bon·ne universitaire”, etc. Mais ça suppose peut-être en revanche

1. d’éviter de freiner ou de pester contre les velléités dé-googlisantes et autres anti-GAFAM des ami·es et collègues qui cherchent des solutions ailleurs, de s’y ouvrir sans forcément s’en rendre expert·e ;
2. d’entendre que oui, on bugguera, comme tout le monde en fait (c’est-à-dire qu’on n’est pas seul·es à “ne pas savoir faire”, “ne rien y comprendre” : justement, c’est le cas le plus commun, et c’est là où il y a un enjeu).

En études féministes et à l’université en général, on a besoin de bonne volonté sur ces questions, de se lancer sans trop savoir où l’on va (mais en sachant ce qu’on fuit : la dépendance technologique, technique et philosophique).

N’oublions pas qu’il en va des bugs, en espace numérique, comme de l’écriture inclusive, en espace féministe : au début ça surprend et désoriente, puis on apprend des moyens, on modifie un comportement, et tout roule. La première fois que vous avez entendu parler de “l’autrice” d’un bouquin ou de “la médecine” de votre voisin, vous avez tiqué, de même la première fois que vous avez été confronté·e à un framadate, alors que vous étiez habitué·e aux doodles ; on a toustes bien vu qu’on s’y était fait·es, quand même, et ça impliquait une volonté au départ.

 

Pour des engagements situés (à propos de morale)

Je reviens en arrière pour le dernier point que je voulais aborder, qui devient de plus en plus brûlant au fur et à mesure que j’aligne les injonctions, quant à la question de morale et son lien avec le “libre” dont on parle en contexte numérique. Je ferai ici un pont peut-être un peu audacieux entre la pensée de Simone de Beauvoir et celle de Marcello Vitali-Rosati : c’est selon le hasard de mes dernières lectures, je dois dire.

Chez Beauvoir, dans Pour une morale de l’ambiguïté (l’un de ses textes où elle parle le plus explicitement d’engagement¹⁷), la “liberté” est exactement corollaire de la situation dans laquelle on se trouve en tant qu’être humain (imparfaite, finie, à la fois déterminée par un contexte historique et des forces sociologiques, et unique) ; la liberté, c’est ce qu’on prend à partir de cette situation ambiguë, en affirmant des choix moraux. Ceux-là ne sont pas prescriptibles (personne ne peut vraiment dire “ceci est bien”, “ceci est mal”, ça n’a aucun sens dans l’absolu), mais construits pour soi et en contexte de responsabilité par rapport à autrui, en fonction de l’histoire et de son histoire propre, de ses possibilités, de ses intérêts. Elle insiste sur l’idée que ce qui est le bon choix moral pour une personne ou un groupe ne le sera pas forcément pour un·e autre, la seule prescription “universelle” consistant alors à refuser la passivité quand on le peut, et à prendre sa responsabilité envers les autres et ce qui nous apparaît comme le bien collectif partout où l’on a une marge de manœuvre et une possibilité d’action.

Cette “morale” là — qu’on aurait sans doute tendance à nommer plutôt “éthique” aujourd’hui ? Comme dans “éthique scientifique” : 1. code de conduite, 2. visant à l’accomplissement d’une démarche personnelle, et 3. réflexivité à avoir sur ses modèles et pratiques… — suppose un lien fort entre le choix d’action, la connaissance et la conscience qu’on a de la situation qu’on occupe dans le monde. Elle implique d’assumer que les savoirs sont situés, les choix aussi. Ceci pour dire et assumer que quand on parle féminisme, quand on parle engagement dans des questions numériques, ou autres formes d’engagement, il est bien possible et vraisemblable qu’on parle souvent de morale en effet (c’est, en surface, ce qui crée la réticence : la ringardise du moralisme) ; mais cette morale engage à des réflexions subjectives qui ne peuvent pas être prescrites, dont les choix, à la fin, sont tous singuliers et situés.

J’y ai pensé souvent en lisant cet Éloge du bug. Le point de départ de Beauvoir, c’est aussi la morale conservatrice : celle des “hommes sérieux”, qui protègent les abribus plus facilement que les personnes et leurs droits sociaux, qui vénèrent, au choix, l’Ordre, La Tradition, Le Progrès, (La Littérature, Le Numérique, La Tech…), en somme des idées abstraites et objectivées de Bien et de Mal plutôt que des vivants concrets et des valeurs subjectivement investies de sens vraiment moral.

l’homme sérieux ne met rien en question ; pour le militaire, l’armée est utile ; pour l’administrateur colonial, la route ; pour le révolutionnaire sérieux, la révolution : armée, route, révolution, production devenant des idoles inhumaines auxquelles on n’hésitera pas à sacrifier l’homme lui-même. Par là, l’homme sérieux est dangereux ; il est naturel qu’il se fasse tyran. […] C’est le fanatisme politique qui vide la politique de tout contenu humain et impose l’État non pour les individus, mais contre eux.¹⁸

Ces hommes sérieux sont guidés par le principe sacré de l’Utilité, devenu sacré au moment où il a commencé à être compris comme une Chose, un absolu à majuscule (“Utile” tout court), plutôt que comme une réalité strictement relative (“utile à”, “utile pour”). Je retrouve cette idée dans le texte de Marcello Vitali-Rosati, dans sa critique de l’impératif fonctionnel (“ça doit fonctionner”, et “ça doit être utile” : même combat), dans son insistance sur l’importance de définir nos besoins numériques et techniques de manière réellement précise, comme dans son développement confrontant la notion d’espace (le Numérique comme grand espace vide et in-humain) et de lieu (l’espace numérique fini, délimité, qu’on a pu choisir, habiter et entretenir). Au fond, c’est la même notion de “situation”, arrimée chez Beauvoir à celle de finitude, chez Vitali-Rosati à celle de bug, qui mène la pensée : c’est l’idée que tant qu’on ne s’arrête pas quelque part, de gré ou de force, pour réfléchir à ses besoins et aux moyens exacts d’y répondre, on n’a ni fait de vrai choix pour soi, ni vraiment gagné quoi que ce soit.

C’est-à-dire qu’il y a Numérique et numérique. Beaucoup de réticences envers le numérique, à l’université par exemple, viennent de la crainte — fondée — d’un technicisme sans substance (la “force aveugle” de Beauvoir), d’un mot d’ordre politicien opportuniste, qui viendrait soutenir des volontés managériales de remplacement des vrais enseignements critiques (et des enseignant·es) par des machines et des contenus pré-fabriqués bêtement appliqués à des cohortes entières d’étudiant·es. On craint aussi la complexification sans fin des tâches administratives, par exemple, et à raison, puisque les mêmes logiques managériales déplacent ces charges, au prétexte d’une “simplification numérique”, en supprimant les postes qui s’y consacraient auparavant, sur des personnes déjà surchargées par ailleurs. Ce Numérique-là, d’accord pour le rejeter : c’est “l’Idole” d’un gouvernement techniciste et immoral, qui fonctionne parfaitement bien avec les GAFAM, comme y insiste Marcello Vitali-Rosati.

Il me semble que l’éloge du bug formulé par Marcello Vitali-Rosati vise justement le contraire de tout ça : la mise à l’arrêt plutôt que la course productiviste, la priorisation des intérêts et besoins des personnes, le sur-mesure et le relationnel plutôt que les programmes imposés. En contexte universitaire (notamment), défendre l’usage des logiciels Framasoft, de réseaux sociaux comme Mastodon, de supports de traitement de texte comme LibreOffice ou LaTeX, défendre, surtout, de véritables formations à l’informatique et des réflexions poussées sur la question, c’est défendre à petites et grandes échelles des “solutions” qui fonctionnent moins bien, mais qui en tout cas donnent un pouvoir d’agir contre les logiques technicistes qui nous déplaisent.

La question est donc morale au fond, oui. Mais pas forcément moraliste, ni individualiste, ni relativiste encore pour autant. Comme au sens que donne Beauvoir au mot, plutôt : elle fait partie des lieux philosophiques et techniques qu’on a intérêt à interroger d’un point de vue moral, pour examiner quelles y sont nos marges de manœuvre, ce qu’on peut faire pour y rester libres et participer à garantir les libertés des autres à travers le monde aussi ; cela ne signifie pas qu’on doive s’engager à tout faire et tout révolutionner de soi-même. Ce n’est pas non plus de l’idéalisme, plutôt au contraire un appel à du pragmatisme bien concret, à revenir à des choix matériels, à du tatonnement technique et philosophique.

***

Voilà donc pour ces notes de lecture en forme de plaidoyer adressé doublement aux collègues littéraires (parce qu’on a à défendre en commun l’inutile, le recul critique), et aux collègues et camarades engagé·es dans des luttes politiques de gauche (parce qu’on a à défendre en commun l’inadaptation, l’écart, l’espace à soi, la critique des structures de domination sociale et des libéralismes). Il y a tous ces points communs dans les réflexions littéraires, militantes en général, et numériques, domaines moins étrangers les uns aux autres que ce qu’il en paraît parfois. Je retiens quant à moi surtout cette pensée commune du bug, du heurt, du trouble : c’est killjoy¹⁹ ; si on le reconnaît en contexte féministe et qu’on comprend la valeur de ces gestes rabat-joie, on peut aussi le comprendre pour un contexte de réflexion numérique.

(Et merci à mes relectrices Darah et Julie 🙂 )

 

Suite à la publi, quelques réponses font des liens avec : la pensée de l’échec chez Jack Halberstam, Glitch Feminism: A Manifesto de Legacy Russell, Video games have always been queer de Bo Ruberg, Data Feminism de Klein et d’Ignazo ; il faut que je creuse aussi du côté d’Avery F. Gordon. Bref à suivre.

 

Notes :

1. C’est un lieu commun des études féministes, particulièrement littéraires : une référence à Virginia Woolf. [↩]
2. Peut-être pas “en soi” : le numérique (comme le genre) a le vent en poupe en termes de financements, de présence dans les appels à contributions, etc. ; il y a un intérêt de principe globalement partagé, c’est-à-dire une reconnaissance abstraite, assez prestigieuse même. Celle-ci se tient cependant souvent loin de la mise en application, puisque, dans les milieux que je fréquente en tout cas, on n’y “touche” pas trop, voire on s’en garde précautionneusement (au-delà de la question de l’absence de formation réelle, vrai sujet en soi). Même les labos “humanités numériques” que je connais, en France, pratiquent très peu l’informatique concret, du côté des chercheureuses en titre en tout cas — ce sont les ingénieur·es qui “y touchent” la plupart du temps, la distinction étant parfois, même quand elle est soulignée en plaisantant (aveu d’incompétence, etc.), soigneusement entretenue. À la fin du billet je distingue Numérique et numérique, mais c’est ça : comme idée abstraite, dans les lettres universitaires françaises, il y a approbation ; comme pratique nécessaire les mains dans le cambouis, il y a surtout, je crois, indifférence, voire crainte, parfois mépris (et méprises). [↩]
3. Cf. Wittig. [↩]
4. Je ne veux pas dire qu’être geek, ce serait pareil qu’être queer ; mais il en va de pratiques qui dérogent à l’ordre straight et capitaliste. [↩]
5. “When you describe stabilization as worldly, a restriction in who gathers that is in the world, you are treated as stabilizing a world as if it is a thing. So much is invested in not noticing how social and institutional gatherings are restricted. There is what we might call a goodwill assumption that things have just fallen like that, the way a book might fall open at a page, and that it could just as easily fall another way, on another occasion. Of course the example of the book is instructive; a book will tend to fall open on pages that have been most read. As I explored in chapter 2, tendencies are acquired through repetition. A tendency is a direction: it is a leaning that way, a falling that way, a going that way. Once a tendency has been acquired, a conscious effort to go that way is no longer necessary. Things fall that way almost of their own accord. The reproduction of the same thing is precisely what does not have to be willed. No wonder there is so much investment in not recognizing how restrictions are structured by decisions that have already been made. These restrictions are precisely what do come into view. And no wonder diversity work is so trying: it takes a conscious willed effort not to reproduce an inheritance.” Sara Ahmed, Living a Feminist Life, Durham, Duke University Press, 2017, p. 149. [↩]
6. Gros monopoles capitalistes du numérique : au départ, Google, Apple, Facebook, Amazon, et Microsoft. [↩]
7. En ce moment, je lis aussi les correspondances de Rilke, Tsvetaïeva et Pasternak : quels vertiges de les voir, et les éditeurs avec eux, s’extasier sur la “noblesse” et les “hautes sphères” de la littérature, posée en valeur abstraite et sublime, comme si… comme si c’était évident, intuitif et naturel — je reprends les termes à dessein —, comme si ce n’était pas le corollaire direct d’une certaine situation sociale — mais bref je m’égare. [↩]
8. Pas vraiment plus que répéter en boucle à la pote hétéro en souffrance “quitte-le, deviens lesbienne”, si je continue mes parallèles. [↩]
9. Pratiqué, d’ailleurs, par Marcello Vitali-Rosati dans son livre, jusqu’à l’usage, pourtant encore rare hors contextes féministes et queer, du “iel”. [↩]
10. La liste reste ouverte et je ne veux pas dire qu’il s’agirait d’un choix binaire ou manichéen, puisque selon les situations, on agit et réfléchit plus ou moins comme ci ou comme ça… [↩]
11. “[U]ne définition précise des besoins demande des compétences approfondies. Choisir le low tech n’est pas la solution de quelqu’un qui ne serait pas assez compétent pour utiliser une technologie plus avancée, mais c’est au contraire le choix éclairé d’une personne très compétente. Le low tech, comme le souligne Gauthier Roussilhe, demande un haut degré de compétences techniques de la part des personnes qui l’adoptent.” Éloge du bug, p. 174. [↩]
12. Ibid., p. 167. [↩]
13. Ibid., p. 167-169. Marcello Vitali-Rosati cite Sébastien Broca (Utopie du logiciel libre. Du bricolage informatique à la réinvention sociale, 2013, et « Du modèle du logiciel libre au modèle productif des communs. Les licences pair à pair contre le free software ? », document de travail, février 2018) et Aurélien Berlan (Terre et liberté. La quête d’autonomie contre le fantasme de délivrance, 2021. [↩]
14. Ce qui ne signifie pas seulement les envoyer en formation : mais derrière, nous aussi, leur envoyer les documents dans certains formats, en refuser d’autres, etc. [↩]
15. Désolée de le dire en termes aussi gauchistes : c’est précisément le fond de la chose pourtant. [↩]
16. C’est l’exemple de Molly qui “laggue” : “We are at home with a family. A child, Molly, is drawing some ale for her mother, Mrs. Poyser, but she is taking her time. “What a time that gell is drawing th’ ale,” says Mrs. Poyser. Molly, we could say, is “too slow”; she is lagging behind an expectation. Molly then appears, “carrying a large jug, two small mugs, and four drinking-cans, all full of ale or small beer […] When she “hasten[s] her step a little towards the table,” she catches “her foot in her apron” and falls “with a crash and a smash into a pool of beer” […] We can deviate on this sadly clumsy note. Clumsiness might provide us with a queer ethics. Such an ethics attends to the bumpiness of living with difference, so often experienced as a difference in time; being too slow or too fast, out of time. Think of experiences of moving along a street with another. It is not going smoothly; you keep bumping into each other. […] Corporeal diversity, how we come to inhabit different kinds of bodies, with differing capacities and incapacities, rhythms and tendencies, could be understood as a call to open up a world that has assumed a certain kind of body as a norm. The bumpier the ride could be an expression of the degree to which one style of embodiment has not determined an ethical or social horizon. Rather than equality being about smoothing a relation, perhaps equality is a bumpy ride”. Quelques pages plus loin : “Clumsiness can be a crip as well as queer ethics; we have to create room for bodies that do not obey commands, that do not move in straight lines, that lose their balance; a body that is less stable is less supported by a ground that is less stable. If a world is organized into straight lines, if there are narrow spaces available to move around in (along a corridor or between that table and that wall), if tools are intended for hands that can keep a firm grasp on things, then activities are harder for some to complete than others. Activities can bring you up against walls. / A body that wriggles about: deviating from an accepted path. / Clumsiness: when a world is what you bump in”. Sara Ahmed, op. cit., p. 166 et p. 182. [↩]
17. Pour moi c’est le texte de référence pour comprendre la notion d’engagement littéraire, telle qu’elle s’est développée en France au XX^e siècle, avec un prisme féministe — j’ai écrit un article à ce sujet qui devrait paraître dans pas trop longtemps. [↩]
18. Simone de Beauvoir, Pour une morale de l’ambiguïté, Paris, Gallimard, 1947, p. 70-71. [↩]
19. Cf. Ahmed. [↩]

---

---